2.
Le conscrit Vatueil, précédemment du Premier Régiment de Cavalerie de Leurs Altesses, et à présent rabaissé au Troisième Corps Expéditionnaire de Sapeurs, essuya son front ruisselant de sueur d’un revers de sa main calleuse. Agenouillé sur le sol rocailleux du tunnel, il avança de quelques centimètres, ce qui déclencha de nouvelles ondes de douleur dans ses jambes. Il plongea sa pelle dans le mur de terre parsemé de cailloux devant lui, et cet effort déclencha d’autres aiguillons de douleur dans son dos et ses épaules crispées. La pelle émoussée mordit dans la terre et les pierres compactes, et le bout heurta un bloc de roche plus gros.
Le choc se répercuta dans ses bras et son dos, et il faillit pousser un cri, mais il se contenta d’aspirer une goulée d’air chaud et humide, lourd de son odeur corporelle et de celle de ses camarades qui s’échinaient autour de lui. Il força sur le manche de sa pelle pour tenter de discerner le contour du rocher enfoui dans la terre, puis il la retira et la planta de nouveau un peu à côté pour essayer de faire levier sur l’obstacle. La pelle vint encore heurter une masse solide, déclenchant de nouvelles douleurs dans son corps fatigué. Il relâcha son souffle et reposa la pelle, puis il tâtonna derrière lui pour attraper sa pioche. Il s’était trop avancé depuis la dernière fois qu’il s’en était servi, et il fut obligé de se retourner péniblement pour la trouver.
Il fit très attention de ne pas se mettre en travers de son voisin de droite, qui s’apprêtait lui-même à donner un grand coup de pioche en jurant entre ses dents. À sa gauche, le nouveau, un gamin dont il avait déjà oublié le nom, en était encore à donner de faibles coups de pelle dans le front de taille, sans grand résultat. C’était un jeune gars musclé, mais il manquait encore d’expérience. Il faudrait bientôt le remplacer s’ils voulaient tenir l’objectif, mais le garçon paierait cher ce qu’on considérerait comme un manque d’application.
Derrière Vatueil, dans la faible lueur des lampes vacillantes, le tunnel se prolongeait jusque dans les ténèbres. Des hommes à moitié nus, à genoux ou avançant courbés, s’activaient dans cet espace confiné, armés de pelles, de bêches, de pioches et de barres-leviers. Quelque part derrière eux, au milieu des bruits de toux et des brefs échanges essoufflés, il entendit le grondement irrégulier d’un wagonnet vide qui approchait. Il le vit buter contre les tampons au bout de la voie.
— Alors, on se sent encore délicat, Vatueil ? demanda le jeune lieutenant en s’approchant de lui, le dos courbé.
Le lieutenant était le seul ici à porter encore sa veste d’uniforme. Il grimaçait d’un air moqueur, et avait essayé de mettre du sarcasme dans sa voix, mais il était tellement jeune que Vatueil avait du mal à le prendre au sérieux. La délicatesse à laquelle le lieutenant faisait allusion s’était produite une heure plus tôt, juste après que l’équipe de Vatueil se fut mise au travail. Il s’était senti mal et il avait vomi, renvoyant à la surface dans un wagonnet une pelletée de déchets imprévus.
Son malaise avait commencé après le petit déjeuner pris à la surface, et les choses ne s’étaient guère arrangées pendant le parcours dans le tunnel, surtout dans la dernière partie. Avancer presque plié en deux avait été un vrai calvaire. De toute façon, ce travail n’avait jamais été facile pour lui : il était grand, et il se cognait plus souvent que les autres le dos contre le boisage de soutènement. Il commençait à avoir ce que les vieux sapeurs appelaient des boutons de derrière : de gros cals sur chaque vertèbre, comme des verrues géantes. Son estomac ne cessait de gargouiller depuis qu’il avait vomi, et il souffrait d’une soif que sa maigre ration horaire d’eau n’avait pu étancher.
Il entendit un concert de cris dans le tunnel derrière lui, et un autre grondement sourd. Un instant, il crut que c’était le début d’un effondrement, et un frisson de peur le parcourut, même si, au fond de lui-même, il pensait : Au moins, ce serait une fin rapide. C’est alors qu’un autre wagonnet déboula de l’obscurité et vint heurter l’arrière du premier, soulevant un grand nuage de poussière et le projetant hors des rails, juste devant les butoirs. D’autres cris s’élevèrent, des bordées de jurons contre les poseurs de rails qui avaient mal fait leur travail, et contre les videurs de wagonnets à la surface pour y avoir laissé trop de déchets, sans oublier tous ceux en amont du front de taille qui n’avaient pas donné l’alerte suffisamment à temps. Le jeune lieutenant ordonna à toute l’équipe de sape, sauf Vatueil, d’aller aider à remettre le wagonnet sur les rails.
— Mon lieutenant, dit Vatueil en soulevant sa pioche.
Au moins, maintenant qu’il était seul, il allait pouvoir s’attaquer convenablement à l’obstruction. Il donna un grand coup juste à côté de l’endroit où sa pelle avait été bloquée, en s’imaginant un instant que c’était sur la tête du jeune lieutenant qu’il abattait sa pioche. Il retira son outil, le fit pivoter pour se servir de la partie plate au lieu du pic, et frappa de nouveau un peu à droite.
Au bout d’un certain temps, on finissait par acquérir un sixième sens sur ce qui se passait au bout d’une pelle ou d’une pioche, une sorte de vision intuitive des profondeurs cachées. Le coup suivant heurta de nouveau un obstacle, provoquant un élancement dans ses bras et son dos qui vint s’ajouter à la longue série accumulée au fil des douze mois déjà passés dans ce tunnel. Mais il sentit que la lame légèrement aplatie avait ricoché en se glissant entre deux roches, ou dans la faille d’un seul bloc plus massif. Ça semblait sonner creux, pensa-t-il avant de rejeter l’idée.
Il avait maintenant de quoi faire levier. Il appuya de toutes ses forces sur le manche usé de sa pioche. Il entendit un frottement, et à la faible lueur de la lampe fixée à son casque, il put voir un bloc de terre long comme son avant-bras et gros comme sa tête commencer à se détacher. Une cascade de terre et de cailloux tomba sur ses genoux. C’étaient des débris de maçonnerie, et il put distinguer un trou rectangulaire donnant sur des ténèbres humides d’où s’échappait une brise glacée apportant avec elle une odeur de pierres très anciennes.
L’immense château, la forteresse assiégée, se dressait irréelle au-dessus de la grande plaine recouverte d’un épais manteau de brume.
Vatueil se souvenait de ses rêves. Dans ceux-ci, le château n’était effectivement pas réel, ni même là, ou bien il flottait vraiment au-dessus de la plaine, par un tour de magie ou quelque technologie qu’il ignorait, et c’est ainsi que dans ses rêves, ils continuaient de creuser pour l’éternité, sans jamais en trouver les fondations, prolongeant toujours ce tunnel à travers la chaleur oppressante et le brouillard de sueur dans une agonie éternelle d’efforts parfaitement vains. Il n’avait jamais parlé de ses rêves à qui que ce soit, ne pouvant savoir qui, parmi ses camarades, était vraiment digne de confiance, et estimant que si la teneur de ces cauchemars venait aux oreilles de ses supérieurs, ils pourraient le considérer comme un traître, parce qu’il insinuait que leur labeur était vain et voué à l’échec.
Le château était bâti sur un éperon rocheux, un îlot de pierre surplombant la grande plaine alluviale où le fleuve dessinait ses méandres. La forteresse était déjà redoutable en soi, et les falaises qui l’entouraient la rendaient pratiquement imprenable. Néanmoins, leur avait-on dit, il fallait s’en emparer. Après une année passée à essayer d’affamer la garnison pour la pousser à se rendre, on avait jugé, deux ans plus tôt, que la seule façon de s’emparer de la place forte était d’installer un grand engin de guerre près du promontoire rocheux. On avait construit d’énormes machines en bois et en métal, qu’on avait manœuvrées vers le château par une route spécialement construite à cet effet. Ces machines pouvaient lancer à plusieurs centaines de pas des blocs de roche ou des bombes métalliques fumantes pesant le poids de dix hommes, mais il y avait un problème : pour les placer suffisamment près du château, il fallait se mettre à portée de la machine de guerre dont disposaient les défenseurs : un trébuchet géant monté sur l’unique tour massive qui dominait la citadelle.
Avec une portée accrue du fait de sa position élevée, la catapulte du château dominait la plaine sur un rayon de près de deux mille pas. Toutes les tentatives pour placer des engins de siège dans ce périmètre s’étaient heurtées à une pluie de rochers projetés depuis la forteresse, avec pour seul résultat des machines fracassées et des hommes écrasés. Les ingénieurs avaient dû reconnaître qu’il leur était sans doute impossible de construire une machine suffisamment puissante pour rester hors de portée tout en étant capable d’atteindre la forteresse.
On avait donc décidé de creuser un tunnel près du promontoire rocheux, d’y ouvrir une fosse et d’y construire sous le nez de la garnison du château un engin de siège, petit mais puissant, en restant (du moins était-ce le principe) au-dessous de l’angle de tir du trébuchet de la tour. Des rumeurs circulaient selon lesquelles cette machine absurde serait une sorte de bombe autopropulsée, un engin capable de s’élancer dans les airs, de franchir le bord de la falaise et de percuter les murailles du château en explosant. Personne ne croyait vraiment à ces rumeurs, bien que l’idée à peine plus plausible de construire une catapulte ou un trébuchet suffisamment puissant au fond d’une fosse creusée au bout d’un tunnel semblât en fait tout aussi ridicule.
On attendait peut-être d’eux qu’ils prolongent le tunnel à travers la roche sous le château avant de remonter à la verticale, ou qu’ils placent une bombe gigantesque à la base du socle rocheux. Ces tactiques ne semblaient pas moins absurdes. Il était possible que le Haut-Commandement, qui se trouvait à une énorme distance d’ici (et, à en croire les rumeurs, de plus en plus détaché des opérations), ait reçu des informations erronées sur la nature des fondations du château. Croyant que les murailles de la forteresse reposaient directement sur la plaine, il avait pu ordonner d’y placer des mines selon les méthodes classiques, en imaginant qu’elles céderaient à un travail de sape conventionnel, et personne parmi ceux qui avaient une meilleure idée des réalités n’avait pensé à leur dire que c’était impossible, ni même osé. Mais de toute façon, qui pouvait savoir ce que pensaient les commandants en chef ?
Vatueil se posa la main au creux des reins tout en observant la forteresse au loin. Il s’efforçait de se tenir droit, mais c’était chaque jour plus difficile, ce qui était malheureux car une position avachie était mal considérée par les officiers, particulièrement par le jeune lieutenant qui semblait l’avoir pris en grippe.
Vatueil se tourna vers les tentes brunâtres qui constituaient le campement. Dans le ciel, les nuages semblaient délavés, et le soleil était un faible halo derrière une brume grisâtre au-dessus de la plus éloignée des deux chaînes de montagnes qui encadraient la plaine étroite.
— Tenez-vous droit, Vatueil, lui dit le jeune lieutenant qui sortait de la tente de commandement.
Il était vêtu de son plus bel uniforme, et avait exigé de Vatueil que celui-ci mette sa plus belle tenue, ce qui n’allait pas très loin.
— Bon, arrêtez de traînasser comme ça. Entrez, et n’y passez pas la journée. N’allez surtout pas croire que vous allez y gagner quoi que ce soit. Vous avez encore votre boulot à terminer. Allez, plus vite que ça !
Le jeune lieutenant ponctua son ordre d’une tape derrière l’oreille de Vatueil, qui perdit sa casquette. Alors qu’il se baissait pour la ramasser, le lieutenant lui donna un coup de pied dans les fesses qui le propulsa dans la tente.
Vatueil se redressa et ajusta sa tenue, et on lui montra où se placer devant le conseil des officiers.
— Conscrit Vatueil, matricule…, commença-t-il.
— Votre matricule ne nous intéresse pas, conscrit, dit l’un des deux commandants.
Trois capitaines et un colonel étaient également présents. Une réunion importante.
— Dites-nous seulement ce qui s’est passé, poursuivit le commandant.
Vatueil exposa brièvement comment il avait délogé le bloc de roche et passé la tête par l’ouverture, où il avait senti une étrange odeur de caverne avant d’entendre et de voir de l’eau couler dans un canal au-dessous. Il en avait alors informé le lieutenant et ses camarades.
Il regardait fixement juste un peu au-dessus de la tête du colonel, et ne baissa les yeux qu’une seule fois. Les officiers hochaient la tête avec un air de profond ennui. Un officier subalterne prenait des notes.
— Vous pouvez disposer, lui dit le plus ancien des commandants.
Il s’apprêtait à faire demi-tour, mais il prit sa décision.
— Je sollicite la permission de parler, mon commandant, dit-il en jetant un rapide coup d’œil vers le colonel.
Le commandant le regarda fixement.
— Qu’y a-t-il ?
Vatueil se redressa du mieux qu’il put et regarda de nouveau au-dessus de la tête du colonel.
— Il m’est venu à l’esprit que cette conduite pourrait approvisionner le château en eau, mon commandant.
— Vous n’êtes pas là pour penser, conscrit, répliqua le commandant sans toutefois mettre trop de mépris dans sa voix.
— Non, dit le colonel qui n’avait encore rien dit jusque-là. Cette idée m’est venue, à moi aussi.
— Mais elle est encore bien loin de la forteresse, fit remarquer le plus jeune des deux commandants.
— Nous avons empoisonné toutes les sources les plus proches, lui dit le colonel, sans que cela semble avoir servi à grand-chose. Et cette canalisation vient des collines voisines.
Vatueil se risqua à hocher la tête d’un air approbateur, pour montrer que cela ne lui avait pas échappé non plus.
— Ainsi que leurs nombreux ruisseaux, dit l’autre commandant comme s’il s’agissait d’une plaisanterie entre le colonel et lui.
Le colonel dévisagea Vatueil.
— Vous étiez autrefois dans la Cavalerie, conscrit, c’est bien cela ?
— Oui, mon colonel.
— Votre grade ?
— Capitaine de monte, mon colonel.
Il y eut un silence, que le colonel remplit lui-même.
— Et ?
— Insubordination, mon colonel.
— Pour vous retrouver comme conscrit à creuser des tunnels ? Votre insubordination a dû être spectaculaire.
— C’est ainsi qu’elle a été jugée, mon colonel.
Il y eut un grognement qui aurait pu être un rire. À la demande du colonel, les officiers conférèrent un moment. Après quelques marmonnements, le plus âgé des commandants déclara :
— Nous allons envoyer un petit groupe explorer le tunnel d’amenée d’eau. Peut-être aimeriez-vous en faire partie, conscrit ?
— Je ferai comme on me l’ordonne, mon commandant.
— Les hommes seront triés sur le volet, mais tous doivent être volontaires.
Vatueil se redressa encore un peu plus, malgré les protestations de ses reins.
— Je me porte volontaire, mon commandant.
— C’est très bien. Vous pourriez être amené à devoir vous servir d’une arbalète en plus d’une pelle.
— Je sais manier les deux, mon commandant.
— Présentez-vous à l’officier de jour. Rompez.
L’eau qui lui arrivait aux chevilles était glacée et s’infiltrait dans ses bottes. Il était le quatrième du groupe, et sa lampe était éteinte. Seule celle du chef de file était allumée, mais aussi faiblement que possible. Le tunnel aquifère avait une section ovale, et il était juste un peu trop large pour qu’on puisse en toucher les côtés en écartant les bras. Presque aussi haut qu’un homme, il fallait quand même y baisser la tête, mais c’était facile après avoir été si longtemps obligé de se plier en deux.
L’air était agréable, beaucoup plus que dans le tunnel de sape. Une brise légère leur avait caressé le visage tandis qu’ils se tenaient devant la brèche, prêts à quitter le tunnel pour se lancer dans leur exploration. Les vingt hommes du groupe se déplaçaient aussi silencieusement que possible dans la conduite partiellement remplie, à l’affût de pièges ou de la présence éventuelle de gardes. Ils étaient commandés par un capitaine relativement âgé et expérimenté, accompagné d’un jeune officier subalterne plein de zèle. En plus de Vatueil, il y avait deux autres mineurs, plus robustes que lui mais avec moins d’expérience du combat. Comme lui, ils étaient équipés de pioches, de pelles, d’arcs et de courtes épées. Le plus grand portait également une grosse barre-levier en travers de son large dos.
Ces deux autres sapeurs avaient été choisis par le jeune lieutenant qui semblait tant le haïr. Il n’avait pas du tout apprécié que Vatueil ait été autorisé à participer à l’exploration du tunnel d’amenée d’eau alors que lui-même en était exclu. Vatueil pouvait s’attendre à de nouvelles brimades plus ou moins subtiles quand il reviendrait. S’il revenait…
Ils arrivèrent à une section plus étroite du tunnel, traversée par des barres de fer horizontales à une hauteur telle qu’ils durent les escalader l’un après l’autre. Un peu plus loin, le sol commença à s’incliner en pente douce, et ils furent obligés d’avancer en se tenant deux par deux, chacun posant une main contre la paroi pour éviter de glisser sur le tapis d’algues. Ensuite, le tunnel redevint plus ou moins horizontal, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent dans la pénombre une nouvelle série de barres dans une section étroite, après quoi le tunnel s’inclinait encore.
Il n’avait rien vu de tel dans ses rêves, se dit-il en avançant. C’était plus facile que tout ce qu’il avait imaginé dans ses cauchemars, ou – c’était son impression – ce qu’on avait imaginé pour lui. Ils pourraient ainsi aller tranquillement jusqu’au château sans avoir à donner un seul coup de pelle. Bien sûr, le chemin pourrait être barré, ou gardé, ou même ne pas mener du tout au château. Et pourtant, il y avait de l’eau dans ce tunnel soigneusement construit, et où pourrait-il déboucher dans cette plaine désertique sinon dans la forteresse ? La présence de pièges ou de gardes était beaucoup plus probable, même si le château était si ancien que ceux qui s’y trouvaient tiraient peut-être simplement leur eau sans le savoir d’un puits profond et impossible à empoisonner, sans rien connaître du système qui la leur apportait. Il valait cependant mieux partir du principe qu’ils étaient au courant, et que quelqu’un – eux, ou les concepteurs d’origine – avait mis en place des défenses contre des ennemis qui tenteraient de l’utiliser. Il se mit à réfléchir à ce qu’il aurait installé si on lui avait confié cette opération.
Ses pensées furent interrompues quand il se cogna doucement contre l’homme qui le précédait. Celui qui le suivait le heurta à son tour, et ainsi de suite le long de la file, jusqu’à ce que tous s’arrêtent presque sans un bruit.
— Une grille ? chuchota le subalterne.
En regardant par-dessus l’épaule de l’homme devant lui, Vatueil réussit à distinguer une grande grille sur toute la largeur du tunnel. Le chef de file augmenta un peu la lumière de sa lampe. L’eau s’écoulait entre d’épais barreaux qui semblaient en fer. Le capitaine et son adjoint discutèrent un moment à voix basse.
On fit venir les sapeurs qui examinèrent la grille. Elle était cadenassée à un solide montant vertical en fer placé juste derrière. Elle semblait conçue pour s’ouvrir vers eux, puis se relever au plafond. Un système bizarre, songea Vatueil. Les trois sapeurs reçurent l’ordre d’allumer leurs lampes pour pouvoir mieux examiner le cadenas. Il était gros comme le poing, et la chaîne à laquelle il était fixé avait des maillons de l’épaisseur du petit doigt. Il avait l’air juste un peu rouillé.
L’un des sapeurs souleva sa pioche et se prépara à en donner un coup pour briser le cadenas.
— Ça va faire du bruit, mon capitaine, chuchota Vatueil. Dans un tunnel, les sons portent très loin.
— Et qu’est-ce que vous proposez, répliqua le jeune subalterne, qu’on le casse avec les dents ?
— Essayons plutôt de le forcer avec la barre-levier.
Le capitaine hocha la tête.
— Très bien.
Le sapeur qui portait la barre l’introduisit dans le cadenas tandis que Vatueil et l’autre sapeur tenaient celui-ci écarté de la grille, sous un angle qui permettrait d’augmenter l’effet de levier. Quand leur camarade commença à peser sur la barre, ils se joignirent à lui pour l’aider. Leurs efforts n’eurent aucun effet, à part un léger craquement. Ils se reposèrent un instant avant de renouveler la tentative. Avec un claquement sec, le cadenas céda enfin, et les trois hommes tombèrent en arrière dans l’eau. La chaîne les rejoignit dans un grand bruit métallique.
— Pas vraiment silencieux, marmonna le subalterne.
Les trois sapeurs se relevèrent.
— Je ne vois pas de feuilles ni de branches coincées, dit l’un des hommes en indiquant le bas de la grille.
— L’eau doit s’accumuler un peu plus loin, suggéra un autre.
À travers les barreaux, Vatueil distingua des blocs de pierre rectangulaires posés en travers du passage de l’eau. On aurait dit des marches étroites remplissant la base du tunnel. Qu’est-ce que ça peut bien faire là… se demanda-t-il.
— Prêts à la soulever ? demanda le capitaine.
— Oui, mon capitaine, dirent d’une seule voix les deux sapeurs en se plaçant de chaque côté, les bras plongés dans l’eau sombre pour saisir le bas de la grille.
— Allez-y, les gars, leur dit l’officier.
Dans un grincement sourd, la grille se leva lentement. Les hommes ajustèrent leur prise et commencèrent à la repousser vers le plafond.
Vatueil vit quelque chose bouger, juste derrière la grille.
— Attendez un peu, dit-il.
Il n’avait peut-être pas parlé assez fort, mais de toute façon, personne ne semblait rien remarquer.
Quelque chose – plusieurs objets, en fait, gros comme des ballons, tombèrent du plafond en brillant à la lumière. Ils se brisèrent sur les rebords des blocs de pierre juste au-dessous, et un liquide noir s’en déversa tandis que les fragments de verre étaient emportés par le courant. C’est alors seulement que les deux sapeurs s’arrêtèrent, mais il était trop tard.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda quelqu’un.
Autour des blocs, là où le liquide sombre s’était déversé, l’eau se mit à bouillonner en dégageant de la fumée. De grosses bulles de gaz remontaient à la surface où elles éclataient en laissant échapper des volutes blanches à l’odeur âcre. Le gaz s’élevait rapidement dans l’air et commençait à obscurcir la vue du tunnel au-delà de la grille.
— Ce n’est qu’un… dit quelqu’un en s’interrompant aussitôt.
— En arrière, les gars, dit le capitaine en voyant les fumées approcher.
— Ça pourrait être…
— En arrière, j’ai dit, en arrière.
Vatueil entendit l’eau s’agiter tandis que certains des hommes commençaient à reculer.
Le brouillard pâle emplissait à présent tout l’espace où la grille avait été en place. Ses deux camarades sapeurs, qui étaient restés à côté, la lâchèrent aussitôt et elle alla s’écraser dans l’eau. L’un des deux recula, mais son camarade, apparemment médusé par le spectacle, resta assez près pour sentir le nuage laiteux. Il se mit immédiatement à tousser, plié en deux les mains sur les genoux. Son visage se trouva à hauteur d’un long filet de gaz et sa respiration devint sifflante, et il se remit à tousser de façon incoercible. Il se retourna en faisant un geste vers le tunnel, puis il sembla tétanisé. Il tomba à genoux et porta les mains à sa gorge, les yeux écarquillés, en émettant une sorte de râle. Son camarade allait se porter à son secours mais il lui fit signe de ne pas s’approcher. Il s’affaissa contre le mur et ferma les yeux. Deux ou trois autres soldats vers qui le nuage s’approchait commencèrent à tousser eux aussi.
Comme un seul homme, tous se mirent à courir en s’engouffrant dans le tunnel. Le sol, qui n’avait posé aucun problème tout à l’heure quand ils avançaient lentement et prudemment, se transforma en patinoire sous leurs pas précipités. Ils glissèrent et tombèrent dans l’eau. Vatueil en regarda deux passer à côté de lui, mais il ne se joignit pas à la ruée.
Nous n’arriverons jamais à franchir les passages étroits avec les barreaux, songea-t-il. Nous ne pourrons même pas remonter les pentes pour les atteindre. Le nuage de gaz se propageait dans le tunnel à la vitesse d’un homme au pas. Il lui arrivait déjà aux genoux et continuait de monter. Il avait pris une profonde inspiration dès qu’il avait vu ces bulles menaçantes éclater à la surface. Il relâcha son souffle et inspira une nouvelle fois.
Il entendit des cris dans le tunnel, et le bruit des hommes affolés qui se débattaient dans l’eau. Le nuage de gaz l’enveloppa, et il se posa la main sur le nez et la bouche, ce qui ne l’empêcha pas de sentir une odeur âcre et étouffante. Ses yeux commencèrent à le piquer et son nez à couler.
La grille est sans doute trop lourde, songea-t-il. Il se baissa pour l’agripper, et avec une force dont il ne se serait pas cru capable, il réussit à la soulever d’un seul mouvement. Il se glissa aussitôt par-dessous et pataugea dans l’eau, laissant la grille retomber derrière lui. Il sentit des débris de verre craquer sous ses semelles. Il se souvint des blocs sur lesquels les sphères s’étaient brisées, et il leva prudemment les pieds.
À présent, le nuage gris l’enveloppait comme un manteau, et ses yeux larmoyants commençaient à se fermer malgré lui. Il enjamba rapidement les blocs et s’avança en titubant dans l’eau, puis il se mit à courir une fois l’espace dégagé, avec l’impression que ses poumons allaient éclater.
Il réussit à retenir sa respiration jusqu’à ce qu’il ne voie plus aucune trace du brouillard gris aussi bien dans l’air que sous forme de bulles à la surface. Il voyait à peine, et quand il put enfin inspirer une grande bouffée d’air, il sentit une brûlure dans sa gorge et jusqu’au fond de ses poumons. Même quand il relâcha son souffle, son nez le brûla. Il se tint un moment plié en deux, les mains sur les genoux, pour respirer profondément. Chaque inspiration était douloureuse, mais la sensation de brûlure semblait s’atténuer progressivement. Il n’entendait plus aucun bruit dans le tunnel.
Au bout d’un moment, il se sentit de nouveau capable de marcher sans suffoquer. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers les ténèbres du tunnel, et il essaya d’imaginer le spectacle qu’il y trouverait s’il y retournait, une fois le gaz dissipé. Il se demanda combien de temps cela prendrait. Il finit par se décider, et il se dirigea vers le château.
Des gardes le trouvèrent hurlant au bout du tunnel, là où un puits vertical surplombait une profonde mare. Amené devant les maîtres du château, il les informa qu’il leur dirait tout ce qu’ils souhaitaient savoir. Il n’était qu’un humble sapeur qui avait eu assez de chance et de présence d’esprit pour échapper au piège qui avait coûté la vie à ses camarades, mais il connaissait le plan des assiégeants consistant à creuser un tunnel aux abords du château, puis à y installer une machine de guerre compacte mais puissante. De plus, il était prêt à leur dire le peu qu’il savait sur la disposition, le nombre et la nature des forces qui assiégeaient le château, si seulement ils voulaient bien lui laisser la vie sauve.
Ils l’emmenèrent et lui posèrent de nombreuses questions, auxquelles il répondit sans rien cacher. Ensuite, ils le torturèrent pour s’assurer qu’il avait dit la vérité. Enfin, incapables de déterminer avec certitude de quel côté penchait sa loyauté, peu disposés à avoir une bouche supplémentaire à nourrir, et jugeant que son corps brisé n’avait guère d’utilité, ils le ligotèrent et le catapultèrent à l’aide du grand trébuchet de la tour.
Le hasard fit qu’il tomba non loin du tunnel qu’il avait aidé à creuser, percutant le sol avec un bruit sourd que certains de ses anciens camarades durent entendre en retournant au camp après des heures de labeur éreintant passées à boucher un tunnel pour continuer le leur.
Sa dernière pensée fut qu’il avait rêvé une fois qu’il volait.